Résumé
zo reken (« os de requin ») est le surnom donné en Haïti au Toyota Land Cruiser, véhicule tout-terrain puissant, très prisé des organisations humanitaires internationales omniprésentes dans le pays depuis le séisme de 2010. Dix ans plus tard, dans un pays en ébullition et plus bloqué que jamais, un zo reken est détourné de son usage habituel pour devenir un espace mobile de rencontres et de discussion entre Haïtien.ne.s. Plus aucun.e travailleur.euse humanitaire étranger.ère ne peut monter à bord.
L'avis de Tënk
Dans un zo reken anonyme, un chauffeur ne révèle pas son identité. Il connaît bien son rôle - c’est un taiseux. Il a été habitué à s’effacer pour laisser les Blancs (les étrangers, peu importe la couleur de leur peau) bien payés régler le sort de son pays entre eux. Et lui régler son sort, dans un monde encore traversé par les dynamiques coloniales, passe par une prise en charge étrangère (lucrative) des intérêts nationaux. En résulte les effets qu’on connaît bien; dérèglements des structures locales, dépendance aux ressources extérieures, infantilisation de l’État et accroissement des inégalités. Et pendant que les effets pervers de l’envahissement des ONG en Haïti se font sentir, les travailleur.euse.s humanitaires étranger.ère.s s’enrichissent, leurs efforts auréolés d’un humanisme qui peine à cacher l’impérialisme qu’il sous-tend.
Le zo reken avance de peine et de misère dans les rues cahoteuses de Port-au-Prince. Les barricades essaiment sur le chemin. Au fur et à mesure du trajet filmique, la tension monte, les flammes se rapprochent, la colère irradie. La carcasse virile et aveugle du véhicule traverse le paysage en crise, sa blancheur immaculée charriant un imaginaire répressif et dystopique. Mais cette fois, grâce au dispositif mis en place par Licha, dans le bunker sur roues, ce sont des représentant.e.s de la société civile qui se succèdent, étonné.e.s de se retrouver tout à coup de ce côté du monde. Du côté du pouvoir, des chaises capitonnées, de l’air climatisé. De ce côté où on descend la vitre et on se penche pour parler au peuple, et où la remonte vivement pour s’en protéger. Ce renversement des rôles permet de mesurer l’étendue de la béance qui sépare le peuple et les « dirigeant.e.s » d’Haïti, ces dernier.ière.s soient-ils des représentant.e.s du gouvernement, de la police, ou même des ONG.
Naomie Décarie-Daigneault
Directrice artistique de Tënk
Présenté en collaboration avec