Résumé
L’ONU déclare 1975 l’« Année internationale de la femme », ironiquement enfermée dans son singulier. C’est une époque charnière : de plus en plus de femmes divorcent ou font leur entrée sur le marché du travail. Or, une grossesse suffit pour justifier un congédiement, et les congés de maternité n’existeront pas avant 1979. Les membres du Théâtre des Cuisines remontent sur scène avec Môman travaille pas, a trop d’ouvrage!, leur deuxième pièce. Cette fois, les ménagères font la grève. Première publication des Éditions du remue-ménage en 1976, elle est rééditée en 2020 alors que les femmes portent sur leurs épaules le poids des confinements liés à la pandémie de COVID-19.
L'avis de Tënk
Jenny Cartwright nous offre avec sa série documentaire Nous sortirons de nos cuisines un témoignage d’une préciosité inouïe. En retraçant l’histoire de la première troupe de théâtre féministe québécoise, elle dessine la fresque historique des décennies les plus enivrantes de la lutte des femmes, tout en racontant au passage des pans majeurs de l’histoire du Québec. Construite à partir des récits des quatre membres de la troupe, Solange Collin, Carole Fréchette, Johanne Doré et Véronique O’Leary, nous accédons aux coulisses des luttes qui ont mené notamment à la légalisation de l’avortement, à la mise sur pied de garderies publiques, à la reconnaissance du travail ménager, aux congés de maternité, et ce, sous l’angle inédit de cette troupe révolutionnaire.
On s’étonne de ne pas avoir entendu davantage les femmes interrogées dans cette œuvre tant leur intelligence politique est sidérante. Les jeunes féministes se réjouiront d’accéder à cette mémoire, livrée avec tout le brio dont Cartwright nous a habitué·e·s, elle qui est aujourd’hui une figure de proue de la création radiophonique avec cette 9e création sonore. Le format radiophonique ne saurait être plus à propos, permettant aux voix de se déployer, aux idées de se déplier et à la parole d’enfin exister sans être interrompue.
Dans ce second épisode, on plonge dans un enjeu toujours central dans les réalités contemporaines des femmes : le travail ménager. Analysé à l’aune du marxisme par les militantes de la troupe, le travail invisible des femmes est perçu comme la vache à lait du capitalisme. C’est lui qui permet, gratuitement, d’entretenir la force de production. Se déchirant sur la question, les différents groupes de féministes ne parviennent pas à s’entendre sur l’idée d’un salaire au travail ménager, la crainte étant de garder les femmes enfermées à la maison. Les dissensions internes sont évidemment nombreuses au sein du mouvement, les enjeux – colossaux! – étant imbriqués à la vie réelle, privée et corporelle des femmes. Encore ici, les femmes de la troupe font preuve d’une intelligence politique et humaine remarquables, prenant une pause pour aller s’instruire.
Cet épisode contient également des perles sur la question du théâtre et sa potentielle charge révolutionnaire. Il faut entendre O’Leary nous partager sa conception du « public professionnel » et des institutions théâtrales. Se faisant un devoir d’aller là où le public non professionnel se trouve pour avoir un réel impact, les artistes n’ont que faire du regard de l’élite culturelle sur elles. Elles se situent en marge, sans aigreur ou jugement, simplement parce que leur mission est fondamentalement émancipatrice et populaire. Sillonnant le Québec dans leur caravane, elles jouent dans les sous-sols d’églises des villages. À l’ère du militantisme virtuel et des confortables chambres d’écho, quelle gauche fait ce travail de terrain aujourd’hui?
Naomie Décarie-Daigneault
Directrice artistique de Tënk